dimanche 30 novembre 2014

L'Homme sans visage 1919

Un film de Louis Feuillade avec René Cresté, Gina Manès, Edouard Mathé, Louis Leubas et Gaston Michel

A Nice, Blanche Méry (G. Manès) travaille comme professeur de piano pour payer la pension de sa petite fille, placée chez des paysans. Elle fait la connaissance de Ralph Carson (R. Cresté) un officier américain qui tombe amoureux d'elle. Mais, Blanche trouve un travail de dame de compagnie auprès d'un mystérieux Comte de Brançais (E. Mathé), un mutilé de la face qui porte constamment un masque de velour noir...

Tourné dans l'arrière-pays niçois, ce mélodrame a été conçu pour mettre en valeur celui qui était alors une des idoles du public français, René Cresté. Il était devenu une star grâce à son incarnation de Judex (1917) où vêtu d'une cape noire et d'un chapeau aux larges bords il faisait battre les coeurs des spectatrices. Cette étoile filante du cinéma français, disparu prématurément à l'âge de 41 ans, avait une silhouette élancée qui est ici mise en valeur par son uniforme américain bien ceintré. Le scénario concocté par Feuillade a tout d'un roman-feuilleton pour midinette avec la fille-mère courageuse, le bel officier et l'ignoble prince teuton violeur et meurtrier. Avec de tels éléments, on aurait pu espérer avoir un développement dramatique intéressant à défaut de subtilité dans les personnages. Malheureusement, l'intrigue est à deux sous et il n'y a strictement aucune surprise. Il semble cependant que la copie conservée est légèrement incomplète ce qui rend le déroulement de l'histoire encore plus simpliste (il doit manquer environ 10 min). Le public hier soir a d'ailleurs éclaté de rire en découvrant la véritable identité du Comte de Brançais (Edouard Mathé) qui apparut soudain avec casque à pointe, rictus, allure menaçante et affublé du surnom d'Attila sur une coupure de journal! Il faut dire que la transition était amenée plutôt brutalement. Pourtant, cet homme au masque de velour censé caché ses mutilations nous rappelait que c'était l'époque des gueules cassées. Malheureusement, Feuillade oublie la subtilité et préfère nous offrir un Edouard Mathé en prince allemand sanguinaire qui dissimule son identité. C'est cependant un plaisir de découvrir la jeune Gina Manès avec ses magnifiques yeux de lionne dans un rôle assez ingrat. Cresté est élégant et athlétique; Mathé n'est pas très convaicant et les autres membres de la troupe de Feuillade n'ont guère le temps de briller. On peut sauver la jolie cinématographie de Maurice Champreux, mais guère plus. Un Feuillade décevant.

mercredi 26 novembre 2014

The Unknown Love 1919

Doris (Dolores Cassinelli) éteint la lumière...
Les Etoiles de la gloire
Un film de Léonce Perret avec Dolores Cassinelli, E.K. Lincoln, Warren Cook et Robert Elliott

Doris Parker (D. Cassinelli) accepte de devenir la marraine de guerre d'Harry Townsend (E. K. Lincoln) un soldat sans famille parti au front en France. De fil en aiguille, elle tombe amoureuse de cet homme qu'elle n'a jamais vu...

Après la grosse déception de Lest We Forget (1918), c'est un plaisir de retrouver un Perret américain qui montre à plein les immenses qualités de ce metteur en scène. Tout d'abord, il y a la sublime cinématographie qui est ici le travail d'Alfred Ortlieb, où l'on retrouve les contre-jours et la poésie des extérieurs de Perret. Le film a été mis en production sous le titre, The Stars of Glory, avant finalement d'être intitulé du plus neutre The Unknown Love. Il faut dire que ce film à message patriotique a été commencé avant la signature de l'armistice et terminé après celle-ci. Tout en conservant son message de propagande pour remercier les 'Sammies' de s'être mobilisés pour la France, le récit englobe aussi la fin du conflit et le retour à la paix. La film a survécu dans une superbe copie française teintée et virée, qui est cependant légèrement incomplète. Perret a concocté une histoire simple et légèrement naïve à son habitude, mais il réussit à la traiter avec un tel talent de conteur et de pictorialiste que l'on oublie bien vite les limitations de cette histoire sentimentale sur fond de guerre. Le personnage de la marraine de guerre a inspiré plus d'un film à Perret. Mais, pour celui-ci, il bénéficie de la splendeur des paysages de la Nouvelle-Angleterre qu'il magnifie avec bonheur. Son héroine nous apparaît encadrée d'immenses hortensias, toujours éclairée de côté par une fenêtre qui suggère les rayons du soleil. Une séquence reste particulièrement en mémoire alors qu'elle se rend au bord de mer pour y jeter un bouquet en hommage à un ami officier mort en service avec un contre-jour magique sur fond de soleil couchant teinté orangé. Si l'histoire est simple, Perret sait y ajouter les petits ingrédients qui lui donneront un élément de vérité. Ainsi, le soldat Harry Townsend se trouve trop laid pour envoyer sa photo à sa correspondante. Il choisit, tel Cyrano, d'en adjoindre une d'un de ses amis. Cette substitution n'aura finalement pas d'effet sur l'amour que lui portait Doris. The Unknown Love fait certainement partie des meilleurs films américains de Perret par sa beauté plastique et sa poésie.
Harry (E.K. Lincoln) et Doris (D. Cassinelli)

Lest We Forget 1918

N'oublions jamais
Un film de Léonce Perret avec Rita Jolivet, Hamilton Revelle et L. Rogers Lytton

A l'entrée en guerre, la cantatrice Rita Heriot (R. Jolivet) se retrouve prise dans l'avancée des troupes allemandes dans son village de la Meuse. Elle fait office de télégraphiste avant de se retrouver prisonnière des Allemands...

Cette production américaine de Léonce Perret est un objet cinématographique à la structure narrative étrange. Réalisé durant l'été 1917 après l'entrée en guerre des Etats-Unis, le film se veut une propagande pour resserrer les liens historiques unissant la France à l'Amérique. Malheureusement, il semble que le metteur en scène n'ait guère eu de contrôle sur le montage de son film qui était financé par le Comte Giuseppe de Cippico, l'époux de l'actrice Rita Jolivet qui tient le rôle principal. Au final, les critiques des journaux professionnels américains tirèrent à boulet rouge sur cette superproduction mal ficelée qui semble avoir été montée par un incompétent. Variety se montre particulièrement virulent en démolissant systématiquement un film qui a coûté une fortune pour l'époque: entre 175.000 et 200.000 dollars. Il faut dire que les producteurs n'ont pas lésiné sur les moyens: une énorme figuration, une reconstitution du torpillage du Lusitania et de plus, le décorateur Henri Ménessier a reconstitué en studio un village français entier pour ensuite le bombarder. Malheureusement, cette débauche de moyens ne produit qu'un film épisodique qui semble accumuler les évenements spectaculaires au détriment du développement des personnages. Par instants, on retrouve le talent de directeur d'acteurs de Perret, comme lorsque Rita se prépare à être fusillée, mais on retombe rapidement dans une abondance de clichés. L'ajout de nombreux extraits de bandes d'actualités n'arrangent rien car ils détournent l'attention de l'intrigue et sont de qualité bien médiocres cinématographiquement parlant. On peut imaginer la déception de Perret de voir son projet dénaturer de la sorte par un producteur. Cette déconvenue l'a certainement poussé a devenir son propre producteur pour pouvoir contrôler ses propres films de A à Z comme l'ont fait à la même époque ses compatriotes expatriés comme Albert Capellani et Maurice Tourneur. Cette citation de la critique de Variety donne bien le ton: "En tant que 'grand film', c'est l'un des plus mauvais jamais tournés ici, sous tous les angles. Les gens du cinéma riront bien de ses défaut." La cinémathèque nous a présenté une copie française reconstituée dont la qualité visuelle était très moyenne, ce qui n'arrange rien. Un Perret décevant.

dimanche 23 novembre 2014

Les Gaz mortels 1916

Un film d'Abel Gance avec Léon Mathot, Maud Richard, Emile Keppens, Doriani et Maillard

Le professeur Hopson (Maillard) travaille sur les venins de serpent avec son aide Mathus (Léon Mathot). Alors que la guerre est déclanchée, il accepte de travailler au développement de gaz asphyxiants pour le compte du ministère de la guerre...

En 1916, Abel Gance travaille pour la société Film d'Art. Il tourne simultanément, près de Cassis, deux longs métrages Barberousse (1917) et Les Gaz Mortels. Ces deux films sont des mélodrames aux péripéties dignes des sérials de Feuillade ou de ceux réalisés aux Etats-Unis. En voyant cette oeuvre de Gance, il est d'ailleurs évident que le jeune cinéaste est très inspiré par les nouvelles techniques américaines de montage où l'on alterne gros plans, plans moyens et plans larges dans un rythme nerveux qui fait la part belle au suspense contrairement au cinéma français qui était resté fidèle aux techniques d'avant-guerre du plan large au rythme plus lent. Contrairement à Barberousse, Les Gaz mortels est en lien avec l'actualité de l'époque en ce qu'il s'intéresse aux gaz de combat qui commencent à être utilisés sur le front. Même si les personnages ne sont pas impliqués directement sur le front, il montre comment l'idée de 'gazer' l'ennemi peut devenir acceptable pour un scientifique pétri d'humanité. Gance combine donc des éléments d'actualité avec des personnages de mélodrame typique comme le couple de cousins (Emile Keppens et Germaine Pelisse) qui tentent d'éliminer le savant et son petit-fils pour capter un héritage. Le montage du film rappelle plus un film américain dans le style de ceux de D.W. Griffith que ceux de Feuillade. Gance a bien compris où se trouvait le futur de l'écriture cinématographique et quelques années plus tard, il innovera encore plus que les cinéastes américains. Ces Gaz mortels sont donc menés tambour battant avec montage alterné et montée du suspense. Il est fort dommage que la copie de ce film soit issue d'un contretype médiocre qui ne permet pas d'apprécier à plein le travail remarquable de Léonce-Henry Burel derrière la caméra. Un Gance important de sa première période.

L'Angélus de la victoire 1916

Fabienne Fabrèges
Un film de Léonce Perret avec Fabienne Fabrèges, Armand Dutertre, Laurenson et Emile André

Jacqueline Brizel (F. Fabrèges) est la fille de l'organiste du village (A. Dutertre). Amoureuse de Roger de Rambrun (Laurenson), elle ne peut l'épouser à cause de son aristocrate de père (E. André). Roger part au front. Jacqueline, apprenant quelques mois plus tard sa mort, perd la raison...

Ce film de Léonce Perret nous est parvenu sous la forme d'une copie incomplète de 20 min qui vient d'être restaurée en 2K. Néanmoins, cette superbe nouvelle copie permet d'apprécier à nouveau le talent de directeur d'acteurs de Perret. Avec une distribution sensiblement identique à celle d'Une Page de gloire (1915), il brode une nouvelle histoire de séparation de deux amants à cause de l'opposition d'un père, puis de la guerre. Mais contrairement au précédent film, Perret montre les effets dévastateurs de la guerre sur le moral des civils. Jacqueline ne réussit pas à surmonter le choc de la mort de celui qu'elle aimait et devient folle. Elle passe ses journées à bercer une poupée en forme de soldat qu'elle refuse de lâcher. Fabienne Fabrèges donne une interprétation bouleversante de la jeune femme traumatisée qui a remplacé son fiancé mort par cette poupée à son image. Montrant toujours son sens visuel aigu de la composition, Perret donne à cette histoire tragique son rafinement habituel. Bien que la moitié du film ait disparu (probablement décomposé), ce qui reste de L'Angélus de la victoire est à chérir. Encore une très belle oeuvre de Perret.

samedi 22 novembre 2014

Une Page de gloire 1915

Un film de Léonce Perret avec Fabienne Fabrèges, René Montis, Mme Vergny-Cholet et Armand Dutertre

Denise (F. Fabrèges) épouse, contre l'avis de ses grands-parents, Robert Laroche (R. Montis) dont elle est tombée amoureuse. La guerre éclate et Robert part laissant Denise enceinte. Quelques mois plus tard, Denise donne naissance à Jules. Ayant reçu une lettre désespérée de Robert, elle décide de partir vers le front pour lui amener leur enfant...

En 1915, Léonce Perret participe à l'effort de guerre en produisant des films patriotiques pour la firme Gaumont. Cependant, contrairement à de nombreuses bandes sans intérêt, Une Page de gloire est avant tout l'oeuvre d'un grand metteur en scène. Dès les premières minutes, il sait capturer l'intérêt du spectateur par son utilisation des décors naturels, sa science de la composition - secondé par son merveilleux opérateur Georges Specht - et son excellente direction d'acteurs. Lors de la séance à la Cinémathèque hier soir, les qualités de Perret ressortaient d'autant plus après une bande patriotique de Gaston Ravel, Le Grand souffle (1915), sans relief et un épisode des Vampires (1915) de Feuillade qui paraissait primitif en comparaison. Feuillade restait fidèle aux plans séquences et se préoccupait de l'action plus que de la psychologie des personnages, alors que Perret était attentif aux petits détails qui donnent de la profondeur aux personnages. De plus, il encadrait ses acteurs dans une vision poétique de la nature qui donne à ses images un souffle et une vie tout à fait extraordinaires. Le début du film est de ce point de vue magique. Denise retrouve son amoureux sous les arbres en fleurs dans une prairie aux longues herbes qui ondulent sous le vent. Le mouvement de l'image semble accompagner les sentiments de ses personnages; le paysage fait partie intégrante de l'intrigue. Dans cette nouvelle restauration numérique 2K, l'image est d'une nettetée et d'une pureté confondante et permet de mesurer l'extraordinaire beauté de la cinématographie. Léonce réussit à nous émouvoir avec cette histoire patriotique qui dans d'autres mains serait ridicule. Denise va risquer sa vie pour que son époux, au front, puisse voir leur enfant. Son voyage se révèle mouvementée et elle se retrouve sur la ligne de front sans le vouloir. Les Poilus ne sont pas enjolivés. On les voit dormir par terre ensemble durant leur temps de repos. Puis, lorsque Robert leur annonce la naissance de son fils, ils se lèvent tous en ensemble, joyeux, et trinquent avec le nouveau papa. Que ce soit dans les scènes intimistes du foyer ou dans celles de bataille, Perret montre son sens du détail et la composition picturale. Un grand film de Perret superbement restauré qui va être projeté également à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé la semaine prochaine. A ne pas manquer!

jeudi 13 novembre 2014

Maudite soit la guerre 1914

Liza Modzel (S. Berni) fait ses adieux à Adolf Hardeff (Baert)
Un film d'Alfred Machin avec Baert, Suzanne Berni, Fernand Crommelynck et Albert Hendricks

Dans un pays non défini, la guerre est déclarée séparant pour toujours Adolf Hardeff (Baert), venu d'un pays voisin et maintenant ennemi, de son son ami Modzel (A. Hendricks), ainsi que sa soeur Liza (S. Berni) dont il est épris...

Tourné en 1913 et sorti en mai 1914, ce film antimilitariste et pacifiste d'Alfred Machin était prémonitoire du conflit mondial qui allait bientôt éclater. Cette oeuvre est remarquable à plus d'un titre. Tout d'abord, il s'agit d'un des tous premiers films réalisés en Belgique, marquant les débuts de la production cinématographique dans le plat pays. Ensuite, c'est un film entièrement colorié au pochoir par le procédé Pathécolor ce qui lui donne un relief tout particulier. Le film est à la fois une réalisation cinématographique de première classe pour son époque, pour la qualité de sa composition, du jeu des acteurs et l'articulation de l'intrigue, et aussi pour sa dénonciation du nationalisme qui mène à la guerre. La simplicité de l'intrigue met en relief les différents personnages. Tout d'abord, il y a Hardeff, venu d'un pays voisin et ami, qui est venu apprendre le pilotage en compagnie de son ami Modzel. Ils sont tous deux dans l'armée, mais amis. La brutale entrée en guerre de leurs pays respectifs va faire d'eux des ennemis et les mettre l'un face à l'autre pour un combat à mort, de la même manière que dans le futur Wings (Les Ailes, 1927) de William Wellman. Aucun des deux ne réchappera de cette lutte à mort. De son côté, Liza, la soeur de Modzel, qui aimait Hardeff perd à la fois un fiancé et un frère. Alors qu'elle songeait à refaire sa vie avec un autre officier, elle découvre effrayée une breloque sur sa chaîne de montre. C'est elle qui avait offert cette breloque à Hardeff à son départ, et l'officier se désigne lui-même comme le meurtrier de son fiancé. Liza décide d'entrer au couvent et le film se clôt sur un gros plan du visage de la belle Liza, une grande et belle actrice belge qui ressemble à la star française Suzanne Grandais. Si vous voulez découvrir ce film d'Alfred Machin, il est disponible en ligne sur le site European Film Gateway

dimanche 9 novembre 2014

J'accuse (1919) d'Abel Gance à la Salle Pleyel le 8 novembre 2014

Edith Laurin (Maryse Dauvray) et Jean Diaz (Romuald Joubé)

J'avais découvert, éblouie, sur grand écran cette superbe restauration du film de Gance en octobre 2009 au Festival de Pordenone en Italie (Giornate del cinema muto). J'avais alors écrit une critique enthousiaste à mon retour du festival. Voici mes impressions d'alors:
Ce film d'Abel Gance est sorti en DVD l'année dernière aux USA chez Flicker Alley. La restauration réalisée par le Nederland Filmmuseum, Amsterdam et Lobster Films Paris a été faite à partir d'éléments divers et offre la version la plus longue à ce jour du film. J'ai vu -bien entendu- plusieurs fois le film sur ce DVD. J'en avais tiré que les éléments mélodramatiques réduisaient l'impact du 'réveil des morts' de la partie finale. Avant la projection, j'ai pu parler avec diverses personnes qui avaient été impliquées directement dans cette restauration. Toutes sans exception avaient les mêmes réserves sur le contenu mélo et le jeu des acteurs. J'ai également discuté avec le musicien en charge de l'accompagnement, Stephen Horne. Cet excellent pianiste et compositeur anglais avait passé du temps à regarder le film pour bien l'assimiler sans pour autant mettre par écrit sa musique. Il arrivait devant ce marathon (3H15!) avec une certaine tension mais avait déjà des idées bien arrêtée en ce qui concernait certains éléments comme les chansons françaises traditionnelles du début du film.
J'aurais du retourné sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler du mélodramatisme excessif du film. D'abord cette copie est une pure merveille de clarté et d'homogénéité (quand on sait que les éléments étaient très divers!). La photographie de Léonce-Henri Burel dégage une poésie incroyable aussi bien dans les scènes d'extérieurs où on sent littéralement le frémissement du vent dans les branches et on a l'impression d'entendre les ruisseaux qui courrent. Les scènes au bord de l'eau avec Romuald Joubé et Marise Dauvray sont sublimes de beauté. Certes, cette beauté est visible sur le DVD, mais, sur cette copie 35 mm, c'est incomparable. Quant au jeu des acteurs, l'aspect excessif disparait sur grand écran où leur ampleur soudain devient juste. Comment expliquer cette différence ? Ce n'est pas la première fois qu'un film se révèle à moi sous un nouveau jour sur grand écran, mais, cette fois-ci, c'est particulièrement troublant. D'abord, il y a le problème de la vitesse de projection. Apparemment, il y a eu d'âpres discussions avant le festival: 16, 17 ou 19 im/sec? Finalement, David Robinson, le directeur du festival, m'a confirmé que le film est passé à 17 im/sec, un compromis entre le DVD (à 19) et les 16 im/sec proposées par Kevin Brownlow. A cette vitesse, tout tombe en place. Les mouvements restent légèrement rapides dans les scènes d'action, mais pour les scènes intimes, c'est parfait. Et puis, il y a la musique. Stephen Horne nimbe le film d'une poésie et d'une subtilité qui élimine entièrement le grotesque de certaines scènes. Son interprétation du personnage de Maria Lazare, qui est un revanchard particulièrement caricatural, est formidable: il lui offre un thème comique qui donne de l'ampleur au personnage au lieu de le ridiculiser. De même, Séverin-Mars, la brute épaisse, a ici une épaisseur humaine que je ne soupçonnais pas. Le film tomble en place, tel que Gance l'avait voulu. Une vision poétique, complexe et parfois très ambiguë de la guerre et de ses conséquences. Les intertitres qui sont parfois un peu ronflants (le traducteur américain des intertitres m'a parlé de  'purple prose' = style ampoulé!) prennent soudain toutes leurs places. Il s'accordent avec le style visuel du film. Contrairement aux Ten Commandments de De Mille, que j'ai vu également au festival, ils ne suscitèrent pas le rire. D'ailleurs, il y avait une émotion visible dans le public. On sentait une tension et une attention inhabituelle. Après un tout petit entracte, le film a repris son cours et Stephen Horne s'est à nouveau surpassé pour la dernière partie. Toutes les personnes auxquelles j'ai parlé à la fin du film ont dû reconnaître qu'ils avaient été vraiment émus par le film et les personnages. Un film comme celui-ci ne peut être vu que sur grand écran avec un accompagnement musical 'live'. La musique de Stephen Horne était particulièrement remarquable en indiquant les sentiments intimes des personnages et l'atmosphère d'une scène sans la souligner excessivement. (D'autant plus que le film a été présenté à Amsterdam récemment avec un accompagnement de guitare électrique complètement raté.)
J'ai pu observé à quel point Kevin Brownlow était tendu avant la projection de ce film qui lui tient particulièrement à coeur. Il a été totalement justifié par cette projection : ce film est effectivement une expérience émotionnelle qu'il faut avoir vécue.
On ne peut que regretter que cette restauration n'a toujours pas été programmée en France. Gance semble toujours appartenir à la liste des cinéastes 'maudits' en France... Et le film est considéré par certains comme un 'poison pour le public'. Mais quand une restauration de cette envergure est réalisée, il serait bien qu'une institution quelconque offre une projection au public français avec -de préférence- une très bonne musique (la partition orchestrale de Robert Israel ou le piano de Stephen Horne).
P. Schoeller
Cinq ans plus tard, J'accuse  a enfin droit à sa première française, en grandes pompes, avec tous les corps constitués, à la Salle Pleyel. Le film ne semble pouvoir être montré dans notre pays que dans un cadre officiel: la commémoration de la Grande Guerre. Pourtant de nombreux festivals internationaux n'ont pas attendu cette commémoration pour projeter le film qu'ils considéraient comme une oeuvre importante dans  l'histoire du cinéma mondial. Même avec 6 ans de retard depuis la première projection du film, il faut quand même se réjouir que J'accuse ait enfin droit à une projection publique. Pourtant Arte claironnait dans ses communiqués de presse que nous allions avoir droit à une "première mondiale". En fait, la chaîne franco-allemande ne parlait pas du film, mais de la nouvelle partition commandée au compositeur français Philippe Schoeller pour l'accompagner. Comme c'est pratiquement toujours le cas pour les commandes d'Etat, on a choisi un compositeur contemporain dans la mouvance de l'IRCAM. Dans de nombreuses interviews relayées par la presse, Schoeller nous a expliqué sa technique pour accompagner le film. J'ai été assez sidérée de l'entendre dire lors une interview à France Musique le 4 novembre dernier que, pour composer cette partition, "il ne faut pas trop regarder le film." [sic] En fait, sa perception de la musique pour le cinéma muet est parfaitement cohérente: il vaut éviter d'illustrer l'image. Comme il le dit, dans un langage aussi abscons que sa musique: "La musique n’a pas besoin de dire ce qui est déjà dit. Elle aspire à révéler l’indicible. Il lui faut garder une distance, se contenter d’enrober le film en se choisissant quelques couleurs, climats ou nappes expressives qui alors structurent le discours en fonction de champs sémantiques récurrents." De la théorie à la pratique, il y a un monde. La partition que nous avons entendue à la Salle Pleyel n'était certainement pas illustrative. Si à l'écran on chantait la Marseillaise ou une chanson populaire (mentionnée dans les intertitres), la musique de M. Schoeller les ignorait totalement. Après tout, ce parti pris peut avoir un sens si la musique réussit à magnifier les sentiments et les émotions des personnages. Hélas, nous n'avons entendu qu'une grisaille sonore qui ignorait superbement les éléments de l'intrigue, en particulier les moments d'humour. Il y a un malentendu à clarifier. Abel Gance n'était pas un cinéaste cérébral. C'était un émotif, un instinctif qui repondait à ses émotions profondes. Ses images étaient le reflet de celles-ci. Alors, pourquoi devrait-il être illustré par une partition purement conceptuelle et abstraite qui ne répond pas aux émotions des personnages? C'est un non-sens. Il existe pourtant des compositeurs de talent en France comme Amaury du Closel qui a fait une superbe musique pour Michel Strogoff (1926) ou Marc-Olivier Dupin pour Monte-Cristo (1928) qui savent se mettre au service des images. 
C'est grâce au talent de Gance que le film survit à ce traitement. Le manque d'empathie de la musique ne m'a empêchée de suivre avec intérêt ce mélodrame transcendé par la beauté des images et le lyrisme de son réalisateur. Tous les acteurs donnent le meilleur d'eux-mêmes ; Maryse Dauvray, Séverin-Mars et Romuald Joubé sont réellement possédés par leurs personnages auxquels ils donnent une vérité sans pareil. L'intensité émotionnelle vient aussi du travail sur la lumière avec des clairs-obscurs magiques. Alors, il faut profiter de cette commémoration pour découvrir le film sur grand écran dans de nombreuses projections (accompagnées au piano) à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, à la Cinémathèque française et à Compiègne. 

vendredi 7 novembre 2014

Unter der Laterne 1928

Max (Paul Heidemann), Else (Lissy Arna) et Hans (Mathias Wieman)
Sous le lampadaire
Un film de Gerhard Lamprecht avec Lissy Arna, Paul Heidemann, Mathias Wieman et Gerhard Dammann

Else (L. Arna) ne supporte plus d'être cloîtrée à la maison par son père (G. Dammann). Un soir où elle était sortie avec son petit ami Hans (M. Wieman), son père refuse de lui ouvrir la porte. Elle part rejoindre Hans et son ami Max (P. Heidemann) et ils décident de monter un numéro de music-hall. Pendant ce temps, son père la fait rechercher par la police car elle est mineure...

Gerhard Lamprecht se rattachait à un courant social du cinéma allemand des années 1920 qui est moins exploré que celui de l'expresionnisme. Le metteur en scène s'intéressait à la vie de tous les jours des petites gens comme dans Menschen untereinander (117 bis Grande Rue, 1926) où il faisait revivre en studio les locataires d'un petit immeuble berlinois qui se rebellaient contre leur propriétaire. Unter der Laterne offre un univers plus noir en suivant la destinée tragique d'Else, une jeune fille de la petite bourgeoisie qui est entraînée bien malgré elle dans les bas-fonds berlinois. L'avertissement au début du film ne laisse aucun doute sur l'intention de Lamprecht. Il veut prévenir les parents contre les excès autoritaires qui peuvent mener leurs enfants à la fugue. Il veut aussi montrer le sort des femmes dans une société dominée par les hommes où elles n'ont pas voix au chapitre. Comme la Loulou de Pabst, Else devient une fille perdue qui ne peut plus remonter à la surface. A cause de son père, elle perd son travail au music-hall et se voit acculée à accepter d'être entretenue par un impressario sans scrupules. Lorsqu'il se suicide ayant tout perdu, elle tombe encore plus bas et un souteneur la met sur le trottoir, sous le lampadaire du titre. L'atmosphère n'est cependant pas aussi sombre que chez Pabst. Lamprecht garde espoir en l'âme humaine. Hans et Max veulent sauver Else, sans y parvenir à cause de son ignoble souteneur. Comme dans Mutter Krausens Fahrt ins Glück (L'Enfer des pauvres, 1929) de Phil Jutzi, le bonheur ne peut être atteint que dans la mort. Pourtant, Lamprecht apporte une lueur d'espoir dans la scène finale alors qu'Hans regarde sa petite fille. Lui ne fera les erreurs du père d'Else. Un film bien interprété et qui offre une vision passionnante de l'Allemagne des années 1920.

dimanche 2 novembre 2014

En Angleterre occupée de K. Brownlow (VII)


Une nouvelle critique d'En Angleterre occupée vient de paraître dans la revue Positif  N°645, novembre 2014 :